Joris Iven |
LE RUBICON
Quittez la cathédrale comme construction de votre fantaisie. Aucun son ne sort des tuyaux d’orgue que vous apercevez en stalactite, aucune voix ne descend de la chaire élevée sur les badauds ou paroissiens. Et même sur la terre ferme les figures dans a crèche ne se meuvent point. Rien n’est véritable, même pas la fillette, la fillette à la natte. La grotte est une usine de songes, où j’erre au travers de conduits et de corridors. Le bruit, la lumière et la couleur suscitent une imagination hardie, me tendent une soudaine jeunesse. Suis-je à présent libéré ou malade ? Qu’à cela ne tienne. Dans les cheveux de la fillette, aperçois-je, il n’y a plus d’élastique mauve.
Nous descendons par un ponceau le long d’escaliers vers une autre grotte qui se trouve sous la familière. Nous empruntons la voie que l’eau dévale, reconnaissons les salles que la terre possède en ses entrailles. L’eau devient sang d’un être vivant, elle conserve des fossiles qui jamais ne voient le jour, mollusques caverneux qui se nourrissent de glaise et d’argile. La lumière cause la mort. Ni figues, ni raisins – comment appeler ce qui n’est point né, troglobies, si petits qu’ils sont invisibles ? Il nous faut d’eux hériter la vie.
Edmond Rahir nous déploya le royaume des ombres, de sorte que je puisse te trouver, gentille fillette. Lorsque tu descends l’escalier, tes pas résonnent dans la voûte. Je ne puis à présent entendre ta voix, mais tes puissants talons, ta bouche intacte? Ne vois-tu pas comme je te regarde et te parle, tandis que tu te tais? Tends-moi donc les tons dont je savais chanter autrefois. Donne-moi des baumes, des onctions, je m’agenouillerai devant toi lorsque nous voguerons sur le Rubicon. Lorsque le bateau glisse par le silence souterrain, le cap sur la sortie, je tourne le dos vers quiconque envie notre sort.
Edmond créa un accès où il n’y en avait point, imagina des chemins dans les roches, tailla des escaliers dans des pentes, descendit dans les siphons, à l’aide de cordes et de torches. Mais d’échelles il ne sut faire usage, les aménagements et espaces lui parurent différents de ce qu’ils n’étaient. Il avança à tâtons. Pourtant il sut maîtriser l’eau sous la terre. Il dressa des barrages, élargit des tunnels, munit les rives d’embarcadères. Il remplit de découverte et de protection toute une existence.
Ce paysage doit demeurer celui d’Edmond, la vallée de l’Amblève. Le sol repose sur le calcaire. Et l’eau chante où elle disparaît sous terre par les puisards et cherche en-dessous de la terre des voies serpentantes. Elle coule à la surface, elle déborde. Elle mine sur-le-champ les villages où ses flots apparaissent, tel Deigné. Elle y emporte dans son courant tourbillonnant femmes et enfants, elle les reconduit le long de ponceaux, voies nées de matière par le temps et la mansuétude, dans l’Amblève. La rivière donne la vie, tel que l’eau procure la consolation.
Ainsi l’eau coule-t-elle dans les grottes, cherchant sa voie et recevant un nom: Le Rubicon. Ainsi l’eau s’écoule-t-elle aussi des grottes par un siphon, dans l’Amblève, où la Ninglinspo, épuisé, trouve sa piteuse fin.
Bon, je monte dans le bateau. Viens, gentille fillette, viens t’asseoir à côté de moi. Laissons-nous glisser en aval par les tunnels à la rencontre de la sortie. Au milieu de la rivière, une colonne, un palmier, se dresse, comme un rare miracle. Le crépuscule nous laisse soupçonner plus qu’il n’y a. On y est contraint. Le plafond s’abaisse. Nous nous courbons ensemble, plongeant les bras dans le Rubicon. Une dernière courbe, et puis, sache donc que j’imaginai ce séjour.
Quitte ce lieu de tressaillements, la grotte. Oublie les silhouettes que volontiers tu vis, Oublie mes supplications. Rends ton corps à jamais au soleil, étends tes bras à la lumière et saute. Je me retourne encor. Et t’aperçois qui passes par la fontaine, aperçois comment tu disparais dans un restaurant. La ville me recueille dans ses rues.
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