Joris Iven

NINGLINSPO

 

Une poème

Traduction : Bernard de Coen

à Edmond Rahir

 

S’il y avait de l’eau

Et point de roche

S’il y avait de la roche

Ainsi que de l’eau

Et de l’eau

Une source

Une mare parmi la roche

S’il n’y avait que le son de l’eau

Point la cigale

Et de l’herbe sèche chantante

Mais le son de l’eau sur une roche

 

T.S. Eliot

 

 

 

Aller dans les Ardennes, c’étaient de longs

étés, les pantalons courts, les visites ob-

ligatoires et l’ennui aux côtés de mon

père. Plus qu’en moi-même persistait en

lui le passé. Je sillonne à présent à

nouveau la cité ardente. Les gouttes de

sueur sont mes minimes incommodités.

Tandis que je longe la Meuse, le vent

m’emporte par la fenêtre ouverte. Je

passe le pont. Les anges aux deux rives

tendent figés vers le ciel. Aller dans les

Ardennes, c’étaient des pique-niques,

une couverture dans l’herbe, des

sandwiches dans du cellophane, des

cuisses de poulets dans des plats de

tupperware et le café dans la thermos.

Je n’oublie point le panier en osier,

non, il se trouve à l’écart qui contient

la poupée de ma sœur. Ainsi sied-il,

n’est-ce pas. Nous avions tout encore

rassemblé à l’époque. Intime baiser du soir.

 

 

REMOUCHAMPS

 

Dans la vallée gît la ville en sourdine.

Elle renvoie en refoulement à ton nom:

Ninglinspo. Les chemins se ramifient en

une toile, l’eau glisse en sa propre voie

dans le plus grand courant. Je suis

un des leurs qui la pénètre.

Quelqu’un appelle: kom hier, mijn schat,

 - c’est du néerlandais! – dat ik je

nemen kan. Il se trouve sur le trottoir,

elle se tient sur le garde-corps du pont.

Quelqu’un fait le geste d’ouvrir les bras.

Point de naïades en cet endroit fréquenté,

point de nymphes dans les terriers de ses

entrailles. Dans la pierre se trouve sur une

pierre de roche une Madonne qui m’attire.

Et par ailleurs de la distraction. Qui est étalée.

 

 

Les maisons en pierre naturelle, les toits en

ardoise sont l’œuvre de cette ville. Elle se

construit soi-même. Les habitants créent de

l’animation, rangent les souvenirs en diverses

boîtes. Tant de gens dans les rues de cette

ville et de délaissement personne n’en a cure.

Les voitures roulent fenêtres ouvertes. Sur les

terrasses on commande de la glace. Sur le pont

le cheval et le carrosse m’attendent. Elle ignore

que je l’épie, la fille aux petits souliers rouges.

Lorsque je la passe, elle embrasse le jeune

homme qui s’arrête. Il téléphone. S’ils

pouvaient remonter le temps. Mais dans

la longueur méridienne le soleil s’étire,

la chaleur m’absorbe. Le restaurant aux

murs chaulés, les géraniums en fleurs sur

les appuis de fenêtre. Un peu plus loin le pont

enjambe largement la vallée. J’appelle le

garçon. Ici les heures peuvent durer une

éternité. Dans cette sécurité personne ne

m’agace. Moi aussi je commande de la glace.

 

La rivière pénètre la ville dans son milieu.

J’aperçois un pêcheur hautement botté

qui se tient dans l’Amblève. Il semble gelé

dans le lit, le chandail à col roulé, en

manteau de chasse vert. A présent il lance

sa canne. Y aurait-il du poisson à attraper

en de tels bas-fonds ? Il porte son filet vide

sur le dos. Des roches en formation ou

solitaires. Le pêcheur pêche d’une patience

d’ange. Sur le pont tout proche des

drapeaux flottent au vent. Si tout pouvait

être si inutile, si sans souci. Les saules

recherchent de leurs longues branches la

fraîcheur de l’eau. Le voilà qui relance

sa canne, mais il demeure sans prise. La

statue sur le bord de l’eau maintient les

bras écartés. Elle ne veut plus jamais se

défaire de ses voiles. Souhaité-je venir ?

 

L’Amblève coupe la ville en deux. Où

est la fille que j’avais? Sur la terrasse,

je me suis profondément perdu en

images. J’oubliai, retourne vers l’eau. La

rivière est parcourue de canoës.

Ils s’approchent en mouvements de

rames aux couleurs de néon, disparaissent

à nouveau de la vue. Une fillette hollandaise

avec une natte dans ses cheveux blonds

descend du canoë qui touche le fond. Il est

coincé. Et elle dégage, courbée, son

embarcation en poussant, tandis que ses

fesses me dévisagent. Un peu nue. Le

petit slip qui sépare les fesses, rend cet

après-midi, oh certes, léger comme une plume.

 

 

 

LES GROTTES

 

Sur un pont une flèche indique votre

direction: Ninglinspo. L’autre côté est

à présent safari, le monde sauvage, zoo.

Je porte un regard hésitant vers les

grottes, disparais sous la membrure en

bois. Dans l’obscurité s’ouvre ce que

la ville dissimule. Je reconnais en groupe

ses entrailles, son secret, son eau.

 

 

Les ancêtres, chasseurs sont à présent

tus, huit mille ans plus tard. Ils n’osaient

point s’aventurer dans l’obscurité. Ils

cherchaient un abri près du jour. De

quoi l’homme avait-il besoin à l’époque ?

Oh, de quelques espaces à provisions, de

chaufferies, de l’eau. Pratiquement

rien. Ils copulaient et laissaient des

ornements à leurs femmes : morceaux

d’ocre rouge et coquillages troués pour

leurs colliers. Faites attention et

écoutez le guide. Et de grâce ne

reluquez point tout le temps cette fille.

Regardez, ici naissent trois éléphants

dans votre fantaisie, enfant, mère, père.

Au travers des siècles ils furent formés

en calcaire par l’eau. Je ne demande

point d’explications, économise le temps,

je les lirai plus tard. Attention, ici

dorment les chauves-souris en d’obscures

cavités et cavernes. Rempli de désir, je

me terre. De grands passereaux y

volètent parfois encore, assurément

lorsque je toise la fille qui se tient à

présent devant moi, avec son élastique

mauve dans ses cheveux bouclés. Je me

mets à lorgner sournoisement. Jetez un

coup d’œil dans ce corridor, obliquez

votre tête et vous n’en croirez pas vos

yeux. Un bruit murmurant de chutes d’eau !

Le guide dit qu’elle chante. C’est ce que

l’on entend dans les chantoirs. Et j’entonne,

tandis que je me baisse sous d’obliques

parois et suspecte une lumière au bout.

 

 

Les anciens habitants taillaient de petits

couteaux émoussés dans la chair tendre

de rennes, d’isatis, de lagopèdes ;

animaux disparus d’années oubliées. Ils

étaient chasseurs, ils chassaient pour leur

nourriture, la peau pour de chiches vêtements.

Les nerfs pour les cordes, l’os pour les

ustensiles. Y parviendrai-je moi aussi un

jour ? De fer invisible une vieille rouille me

colle aux mains, d’une rivière absente de

la boue à mes chaussures. Où suis-je ici ?

Je ne m’accroche à rien, à personne. 

 

 

Nous allons plus loin que la première galerie,

loin devant le purgatoire. Ici se dissimulent

les kobolds. J’en attrape des frissons. Et toi,

as-tu froid ? Je pose un bras autour de ton

épaule transie, gentille fillette à l’élastique

aux cheveux. Ici sont suspendus depuis des

millions d’années de verts rideaux à une hauteur

de huit mètres. Nous cacherons-nous derrière

eux ? En conserverai-je un bout pour toi ? Une

lumière artificielle se charge de la croissance

sous terre. Il n’y a pas beaucoup : il y a un peu

de mousse, quelques fougères. Les parois

rocheuses sont brunes d’oxydation de fer,

blanches de pierre calcaire, vertes de végétation.

 

Ce qui naquit au travers des siècles

possède ici un nom: Galerie des Fées,

Galerie Ogivale, Salle de la Vierge, La

Cathédrale. Bientôt nous passerons à la

Salle de la Vierge. Qui d’autre est-elle

sinon Marie, la fillette à côté de moi?

Elle emporte mes désirs. Mais regardez

d’abord à gauche et voyez : un lit asséché.

L’eau flua des vagues dans la pierre. Un

figement de pierre dans la forme d’écailles!

Puis elle s’élève au plus haut de la voûte:

la Madone et l’enfant, tandis qu’elle

rencontre mes yeux. Lorsque nous quitterons

le plus long corridor tout à l’heure, retournant

à la lumière du soleil, me porteras-tu alors,

s’il te plaît, aussi ainsi, gentille fillette,

à l’élastique mauve aux cheveux?

 

 

 

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