Joris Iven |
NINGLINSPO
Plus loin, au sud par la vallée je trouve sa fin. Et mon commencement, une randonnée de tressages vers sa source, une quête de ce qui subsiste de moi, ce qui veut frapper dans l’ascension, ce qui gagnera dans sa chute.
Sous des ponts, sous des branches d’arbres elle se coule parmi les pierres rocheuses en pierres rocheuses. Sans commencement la Ninglinspo atteint sa fin. Où elle débouche, les enfants jouent, comme toujours, aux mains de mères, en de petits bateaux en plastique, en de petits canoës. Ils connaissent le recueillement. Dans les bas-fonds, les petits enfants paraissent parfois grands. Des pères boivent des demis sur la terrasse. Dans une autre vie, je voulais être un des leurs, dans une vie qui court toujours et visiblement à côté de moi.
De la Ninglinspo je longe les rives, des deux côtés, de Vieille Chera au Ry de Blanches Pierres. Certes, je n’oublie point la fillette, l’élastique dans ses cheveux, ni Edmond Rahir, le sauveur des sites. Et n’aperçois-je point, ici, dans le relief d’une plaquette sa date de décès, un dernier salaire?
Lentement son bruit absorbe mes sens, elle prend possession de ce que j’écris. Parmi troncs et bois lâche, parmi les roches et la pierre elle cherche une voie. Un tronc d’arbre coupé en longueur devant servir de pont vibre sous nos pas les plus légers. Si je glisse, gentille fillette, retiens-moi. L’eau demeure, le murmure ne s’interrompt à aucun moment et prend possession de l’ouïe, même lorsque nous ne serons plus ici tout à l’heure, passé la Ninglinspo.
Des racines d’arbres s’entortillent comme des serpents entre la roche et le sol, comme si la rivière n’existait point que dans son cours. Elles croissent dans la pierre rocheuse altérée, couverte de mousse, tendant vers l’eau.
Edmond voyait tout clairement lorsque la beauté se libéra ici en jungle. Il traça des sentiers à travers le chaos, apporta des traverses contre des montagnes, enraya la chute de pierres, repêchant de la tradition des noms pour chaque courbe. Personne n’était en manque d’éternité, promeneur familier, ni étranger, lorsque Edmond put se reposer. Les passerelles encore, les balustrades. Tout préparé et son amour à la main. Nous pouvons nous en aller à présent, nous entamons le midi dans son sillage, hors du monde. Nous nous sauvons.
Les racines gisent en terre meuble, en l’occurrence en paliers. Sur des blocs de pierre détachés des flèches indiquent une destination. Sur le coteau des pierres rocheuses se fissurent et tendent vers le ciel. Ici, un hêtre déchut en disharmonie à sa terre nourricière : les racines de l’autre côté, de celui-ci le feuillage. La tempête passa, laissant derrière soi une sauvagerie retournée. Les arbres ne tiennent point fermement sur la pierre. Traversez donc sur le tronc, dissimulez-vous dans le faîte. Dans l’ombre fraîche de la ramée, tu t’expliques à moi, je succombe à ton charme, l’attouchement, l’acte.
En route de Remouchamps à Ninglinspo, s’enflamment dans la verdure les parois rouges des roches. Sur la passerelle près de La Chaudière, je trouve leur couleur dans le lit de la rivière. L’eau colore la terre, les roches en rouge. La vallée consiste en un rapport. Purgez les jours, oubliez la mort. Près de La Chaudière la colline se trouve sur une clairière où brûle un soleil jaunâtre. Laissez donc choir votre tête sur votre cou, écartez les bras et prenez possession de ce qui grimpe, tombe, se tient debout.
Ici des campeurs dressèrent leurs tentes, comme s’ils cherchaient un doux abri pour la nuit. Ils ne savourèrent point sa fraîcheur, ni ne léchèrent sa noirceur. Quel mal la nuit fait-elle donc ? Les voyageurs s’isolent à son égard. Ils tirent des draps sur leurs corps, s’emmitouflent dans des sacs. Ils bouillent l’eau de la Ninglinspo dans leurs pots en fer-blanc. L’hygiène l’emportera sur la pureté, un ouvrage de nourriture. Ils se lèvent et s’étirent. Pourquoi tarder encore ? Leurs doigts glissent déjà sur les cartes, sur les lignes d’une longue étape, une journée impuissante face à eux. A présent il ne reste en témoin de leur présence plus que du bois, réduit à du charbon de bois.
La Ninglinspo dévale sans cesse la pente. Elle ne se connaît point, mais gâte ce qui l’entoure. La Ninglinspo se rétrécit, s’élargit, et à chaque fois qu’elle rechute, elle produit d’autres tons. Là où la Ninglinspo ne trouve point sa voie dans le lit, elle cherche sa propre trace parmi le bois et la pierre. Mais la où elle trouve assise, chute constante, elle se pose au soleil, elle glisse de dos sur la pierre et elle tombe en scintillant sur du noir qu’elle n’eut oncques, qui ne la retient, ni ne dérange son cours. Et plus loin, où la Ninglinspo s’élargit à nouveau, son courant ralentit. Elle s’y met à baisser de tons, elle nous traverse à gué, lorsque nous, bras dessus bras dessous, continuons notre chemin.
Là où la Ninglinspo retrouve parfois sa couleur parmi le gris, le brun de la terre et des roches, j’aperçois sous la lumière qui tombe dans l’eau le vert, le rouge, le bleu. Plus je me rapproche de son origine, plus grand son débit en aval, dont moi, ni elle ne connaît la source. Elle étale maintenant son cours en pierre et colore de sa transparence le fond en vert. Elle pose des pierres comme des coquillages en son sein et continue à les chérir jusqu’à la mort. Où elle gagne en profondeur en s’élargissant, une stagnation naît dans une grande mare. Les fougères sur les bords se penchent sur ses pierres et se miroitent en des cercles effaçant ce qui était encore il y a un instant.
Dans la vallée qui la protège, peu à peu l’obscurité tombe des hauteurs. Lorsque bientôt la rivière dégénérera en ruisseau, et lorsque ensuite le ruisseau se tarira, lorsque le noir percera plus fort au travers du feuillage, gentille fillette, seras-tu encore près de moi? Auras-tu encore en réserve de l’huile d’onction de noix de galle pour humecter mes pieds?
En route vers les pierres blanches les collines s’écartent le long de la rive droite, le soleil glisse sur les plaines vers le bord de l’eau. Ici l’on cueille encore parmi les buissons la rare dauphinelle, des fleurs dont aux époques lointaines je perdis tant la couleur que le parfum. A présent de l’autre côté la pente rocheuse devient plus raide, de celui-ci le sentier de gravier s’élargit. L’allée plus élevée, le lit plus bas, les branches dénudées dans l’eau, démunies de leur écorce par le courant. Ainsi atteignons-nous la bifurcation du Ry du Hornay et des Blanches Pierres.
Vers les pierres blanches le sentier monte le long d’un raide rocher, s’élevant au-dessus de la Ninglinspo. Sur le plateau les arbres, les fougères, l’herbe prennent le dessus sur l’eau. Le paysage bascule. Ici la Ninglinspo se replie lentement, le feuillage ployant sur sa chute. Elle continue à clapoter silencieuse à l’ombre. Ce n’est point elle qui s’arrête, son bruit s’amuït en presque rien. Donnez-moi de son existence une journée, de sa chute l’éternité. Même Edmond ne fut point ici, ni ponts ni flèches. Nous devons éternellement sans signes demeurer le long d’un ruisseau qui est origine.
Repliez à présent la carte. Oubliez donc cette antique histoire. Ce qui reste, ce n’est qu’une randonnée au travers de la langue. Le paysage coule en mes phrases et mes phrases s’écoulent dans le paysage. Regarde, gentille fillette, étends ici le lit, dénude ma poitrine, déshabille-toi. Toi, tu puis exister. Je ris.
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